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jeudi 19 octobre 2017

Evguénia IAROSLAVSKAÏA-MARKON « Révoltée »

Nous tenons entre les pattes un rare document d’archive ainsi qu’un brûlot : l’autobiographie d’une femme anarchiste militante emprisonnée en Russie durant le règne de STALINE. Une autobiographie courte et enragée, écrite six mois avant l’exécution de l’auteure. Evguénia MARKON, fille de la bourgeoisie moscovite née en 1902, rompt avec ses racines pour devenir voleuse en rejetant toutes les valeurs inculquées, devient membre de la pègre russe et anarchiste, bien qu’ayant comme beaucoup cru un instant à la Révolution bolchevik de 1917 avant qu’elle n’éclate. Puis la triste réalité l’a amenée à côtoyer les vrais milieux révolutionnaires anti-bolcheviks. Elle a lu et assimilé l’anarcho-individualiste Max STIRNER. Tout d’abord journaliste, elle rejoint les bandes dissidentes au régime, rencontre le poète Alexandre IAROSLAVSKI qui deviendra son mari pour le meilleur et pour le pire. Elle est curieuse de tout, s’intéresse à la science, la nature, est végétarienne. Dans un accident elle perd ses deux pieds, le commente comme une anecdote sans importance. Elle se considère comme « antireligieuse itinérante » car vit de peu et trace sa route au milieu des miséreux, emprunte les techniques des « hobos » (ces voyageurs clandestins de trains si bien décrits dans « Les vagabonds du rail » de Jack LONDON, William T. VOLLMANN leur a consacré plus récemment un récit « Le grand partout »), décide de devenir voleuse pour la cause, est emprisonnée à plusieurs reprises, revendiquant toujours ses actes avec fierté. Elle fait pas mal de petits boulots, dont crieuse de journaux et même voyante (où elle précise bien que c’était une vraie supercherie). Lors d’un vol de mallette dans une gare, elle constate qu’elle renferme un appareil photo ainsi que de nombreux clichés photographiques. À l’instar d’un Alexandre JACOB, anarchiste français au cœur tendre (qui inspirera Maurice LEBLANC pour son personnage d’Arsène Lupin) qui refusa de dévaliser un appartement lorsqu’il réalisa qu’il était celui de l’écrivain Pierre LOTI, elle trouve l’adresse du propriétaire dans la mallette en question et lui renvoie ses photos. Elle rencontre l’immense Nestor MAKHNO, anarcho-collectiviste qui dirigera une armée anti-étatique en Ukraine, se lie avec un autre anarchiste influent : VOLINE. Elle finit par être déportée sur l’île de Solovki où elle tentera d’assassiner le directeur du camp et sera condamnée à mort. En détention, elle se balade avec un écriteau autour du cou, sur lequel est écrit « Mort aux Tchékhistes » (la Tchéka était la police politique du régime bolchevik). Sans cesse elle appelle à la révolte, à l’émeute contre la politique bolchevik. Son mari, également incarcéré, va être exécuté. Elle va tenter par trois fois de mettre fin à ses jours. Cette autobiographie est écrite le 3 février 1931 alors qu’Evguénia se trouve détenue dans l’île Solovki, elle sera tuée en juin de la même année. Au-delà de cette autobiographie, c’est le régime bolchevik qui est dénoncé, la vie du peuple dépeinte (déjà l’alcool y coule à flot). Une combattante du désespoir qui n’est pas sans rappeler la figure et le parcours de Louise MICHEL à partir de 1871 (la bonne Louise aura la chance de revenir de déportation). Un parcours chaotique mais empli d’une conviction inébranlable. Ce n’est qu’en 1996 que le manuscrit a été retrouvé (comment a-t-il pu passer les décennies dans un pouvoir totalitaire sans être détruit par les autorités ? La question reste entière). Ce récit de vie sorti (enfin !) en France en 2017 est agrémenté d’une éclairante préface, d’une postface tout aussi passionnante, et de quelques pièces du procès d’Evguénia. Une personne rare et radicale qui, malgré sa vie courte (exécutée à 29 ans), a de quoi laisser pantois.


(Warren Bismuth)

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