Entre
septembre 2021 et octobre 2022, l’autrice Céline Curiol s’immerge plusieurs
fois quelques jours dans la réserve des marais du Vigueirat située sur la
commune d’Arles en Camargue, 1200 hectares dont 919 classés en réserve
naturelle nationale. De cette expérience personnelle et intimiste, elle va en
tirer ce magnifique livre.
Le
gîte est sur place : un petit cabanon ne payant pas de mine, dans lequel
Céline Curiol va devoir vivre durant chacune de ses immersions, plusieurs selon
les saisons pour un total de six semaines, afin de bien se familiariser non
seulement avec la réserve, mais surtout avec la faune et la flore la peuplant et
changeant au gré des saisons.
Dans
ce livre documentaire à la fois journal de bord, expérience personnelle,
réflexion philosophique voir métaphysique et actions techniques sur la
biodiversité, Céline Curiol livre ses impressions, sa perception de la nature
qui l’entoure, sa perception de l’inconnu, car l’autrice ne se targue pas de
connaître le sujet avant de s’y trouver plongée. D’ailleurs, les premiers jours
seront ponctués de peurs, des bruits diurnes comme nocturnes qu’elle ne connaît
pas et dont elle se méfie. Je pense ici notamment à ce serpent qu’elle découvre
dans son gîte (à propos, notez bien la majuscule dans le titre sur le mot
« l’Épreuve »).
Peu
à peu elle trouve ses marques, observe, notamment à l’aide de jumelles, les
oiseaux et autres êtres non humains de la réserve. Grandement épaulée, pilotée,
soutenue par des professionnels du lieu, elle apprend, chaque jour un peu plus,
et nous fait part de son évolution personnelle, de ses sens qui se développent,
qui muent en quelques jours. Il est temps pour Céline Curiol de redéfinir une
réserve naturelle, très loin de ce que l’on peut supputer dans l’imaginaire
collectif. Ces pages sont primordiales pour bien comprendre sa démarche.
Pour
que l’écosystème, la biodiversité d’une réserve naturelle soit équilibrés, il
faut que l’humain y mette du sien, de manière pragmatique, feutrée, précise et
scientifique, fort des siècles d’apprentissages sur la nature. Le XXIe siècle
est celui où nous commençons à cesser d’entrevoir celle-ci comme un loisir, une
aire de jeu, un danger potentiel, mais bien comme une vie entière, parallèle,
avec ses nombreuses interactions, mais aussi ses prédateurs, pouvant apparaître
sous la forme d’invasifs.
Des
invasifs, il en est longuement question, notamment ces pages fort instructives
sur la jussie, une plante au développement rapide, qui étouffe la nature, et
que l’humain peine à éradiquer pour ne pas qu’elle condamne l’environnement
immédiat à court terme. Sans oublier l’iris sacré, un sacré oiseau celui-ci. La
raison de ces invasions ? L’humain, dans ses déplacements toujours plus
nombreux : « Les déplacements,
délibérés ou non, par les humains, d’espèces végétales ou animales vers de
nouveaux écosystèmes remontent à plusieurs millénaires. Ils se sont pourtant
accentués depuis le XVIIIe siècle avec le développement de la navigation
maritime d’abord, puis les infrastructures routières et les vols
long-courriers. Les biologistes estiment qu’au cours des deux derniers siècles,
l’être humain est devenu le principal vecteur d’introduction d’espèces dans des
lieux différents de leur milieu d’origine ».
L’équilibre
naturel est à la fois d’une grande richesse et d’une rare fragilité. Alors il
faut veiller, prélever, analyser, déduire. L’humain n’est qu’aux balbutiements
de la compréhension du fonctionnement des espèces, leur génétique tout comme
leurs interactions, il est enfin un peu mieux armé pour les protéger.
Les
images suggérées sont parfois d’une beauté saisissante, comme ces grues
cendrées alors en pleine migration (nous sommes en hiver), qui font escale dans
la réserve entre Scandinavie et Espagne. Elles sont peut-être 4000,
majestueuses. Céline Curiol explique aussi les bouleversements de ce précieux
équilibre du fait du réchauffement climatique.
Les
stars du lieu sont bien sûr les flamants roses, que l’autrice dépeint longuement,
avec tendresse et humour, n’oubliant pas d’énoncer quelques anecdotes, qu’elle
sait implacables pour faire sourire son lectorat, comme celle-ci : « Lors des parades nuptiales, les flamants,
mâles comme femelles, s’efforcent d’être le plus rose possible grâce à une
pratique surnommée « maquillage », qui consiste à passer sur leurs
plumes externes, à l’aide de leur bec, une substance colorante sécrétée par une
glande anale destinée à cet usage ».
Le
présent ouvrage regorge de photographies en noir et blanc prise par l’autrice
sur site, elle nous font mieux réaliser certains des propos débattus dans ce
texte.
La
mise en péril de l’équilibre de l’écosystème peut surgir n’importe quand, aussi
une extrême vigilance est de mise en toute saison, notamment pour contrôler ces
« fameuses » espèces invasives qui peuvent rapidement tout faire
basculer. D’autant que malgré le réchauffement climatique, la réserve se porte
plutôt bien, pour preuve le retour de la loutre sur site. Mais attention,
« Depuis vingt ans, 30 % du nombre
d’oiseaux en France ont disparu et 70 % du nombre d’insectes… Et ce fut alors
une intense nostalgie qui nous saisit tous deux, la nostalgie de ce qui, un
jour, sous peu, aurait disparu. Y compris ce lieu ».
Ce
livre est palpitant de bout en bout, nous y apprenons beaucoup, comme Céline
Curiol y a beaucoup appris, et elle souhaite aujourd’hui nous transmettre ses
connaissances dans une belle langue à l’écriture fluide, recherchée mais fort
accessible. Un documentaire paru fin 2023 dans la très belle collection Mondes
Sauvages d’Actes sud, qui se lit avec intérêt et délectation jusqu’à la
dernière ligne, une citation de Charles Elton : « Il existe […] probablement plus d’un million
d’espèces animales dans le monde. Le genre de coexistence que nous pouvons
espérer avoir avec elles sur le long terme dépend beaucoup de l’attitude que
nous adoptons à l’égard de la vie sauvage et de la nature en général ».
La
collection Mondes Sauvages est soutenu par la nécessaire, salutaire et très
active Association pour la Protection des Animaux Sauvages (ASPAS). Je vous
recommande leur site très complet : https://www.aspas-nature.org/
(Warren
Bismuth)